ActuPresse Com interviewe Coumba Traoré pour la Société Internationale pour les Droits de l’Homme.

[ Interview Couba Traoré ] Blog Sidh-France
Sabine Renault-Sablonière

Coumba Traoré, franco-malienne, Secrétaire-Générale du Forum de Bamako répond aux questions de Sabine Renault-Sablonière pour la Sidh.

S-R-S : Trois questions. La première, les Français, semble-t-il, ont plutôt réussi leur mission au Mali, une mission Serval et Barkhane puisqu’ils sont arrivés à endiguer les mouvements islamistes ; or aujourd’hui comment expliquer la haine des Maliens envers les Français ?

Coumba Traoré :

Je ne sais pas si on peut appeler cela une haine des Maliens à l’égard des Français. D’après ce que je crois et entends, il s’agit d’une colère des Maliens et des Maliennes et plus largement des Sahéliens contre la politique française « institutionnelle » au Mali et dans le Sahel et non contre le peuple français. Cette incompréhension majeure des Maliens repose sur l’épineuse question de la croissance de l’insécurité dans les régions du nord du Mali, de son expansion dans les régions du centre du pays, avec le djihadisme de la Katiba Macina et de leur chef Amadou Kouffa (Mopti, Ségou…) et de l’ouest (Kayes…) et du Sud (Sikasso…). Une dégradation de la situation sécuritaire avec une expansion géographique de l’insécurité, du terrorisme et du djihadisme d’autant plus incompréhensible pour les Maliens qu’ils ont vu une forte présence des militaires français (Serval et Barkane), avec un déploiement massif, dans le pays, de troupes armées internationales dans le nord du Mali, telles que les forces conjointes européens (EUCAP Sahel Mali et l’EUTM Mali), la forces onusienne de la MINUSMA des casques bleus.

Une présence internationale de plus d’une décennie qui n’a pas réussi à garantir la stabilité et la paix dans le pays, malgré l’importance des moyens financiers, techniques, technologiques, humains et militaires dont ils disposaient. Un important déficit de compréhension chez de nombreux Maliens et que d’autres n’hésitaient pas à instrumentaliser et à utiliser pour diffuser des fake news.

Aussi, pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui entre la France et le Mali avec cette perception d’un sentiment anti-Français grandissant, il y a nécessité de restituer les choses dans leur contexte qui au demeurant est complexe. Il me semble donc important de m’appesantir sur quelques éléments factuels pour comprendre le désamour entre ces deux pays. Un désamour qui me semble plus conjoncturel que structurel qui s’exprime, aujourd’hui, par une forte défiance à l’encontre de la politique menée par la France, à l’instar de nombreux pays sur le continent.

Le premier élément d’importance est la situation fragile du Mali à cette époque. À noter que depuis 2012, le pays est confronté à l’une des crises les plus graves depuis son accession à l’indépendance le 22 septembre 1960. Les causes de la crise multidimensionnelle que traverse le pays sont multiples (environnementales, politiques, sociales, sécuritaires..) et ses conséquences sont tout aussi importantes : la propagation du terrorisme ; la montée du fait religieux dans l’espace politique et public ; la montée du radicalisme, de l’extrémisme violent et du djihadisme ; l’augmentation de la prolifération des armes, l’augmentation de la migration, l’accroissement de la criminalité et du narcotrafic particulièrement dans les régions nord du pays. Mais très sincèrement, le fond du problème est un déficit de développement économique et social avec comme soubassement une gouvernance défaillante sur fond de corruption endémique. Cette situation engendre lenteur et inefficacité des services publics et prive également le pays d’une source de revenus nécessaire à son développement alimentant l’instabilité du pays, à l’instar de nombreux pays de la région.

Ici, je me limiterai à développer quelques éléments nécessaires à la compréhension du désamour entre la France et le Mali.

Il convient de rappeler que depuis son indépendance le Mali a connu, en 1963-1964, 1990-1996, 2006-2009, trois grands cycles de troubles, de violences et de révoltes découlant du conflit socio-politique entre la communauté Touareg et le gouvernement malien. Conflits cycliques liés aux revendications d’autonomie des Touaregs sur les régions nord du Mali dans le triangle Kidal-Gao-Tombouctou, communément appelé Azawad, qui recouvre une réalité socio-culturelle, mémorielle et symbolique partagée par les populations touaregs du nord du Mali. Chacune des trois dernières rébellions touaregs a été suivie par la signature d’un accord de paix qui n’a pas réussi à traiter les causes profondes du conflit à savoir le développement et l’autonomie de la ‘’région de l’Azawad‘’ », qui reste confrontée à des conditions socio-économiques difficiles avec une pauvreté caractérisée, un sentiment d’abandon et de marginalisation et une absence d’opportunités d’insertion pour les populations et particulièrement pour les jeunes hommes.

La dernière, et quatrième crise touareg à savoir celle de 2012 est de loin la plus critique.

Je la considère comme l’un des points de départ du conflit actuel et de la grave crise multidimensionnelle à laquelle le Mali, encore aujourd’hui, est confronté avec d’importantes conséquences sur le plan humanitaire, sécuritaire et politique. Elle impacte particulièrement les femmes maliennes.

Tout d’abord, elle s’est inscrite dans un contexte d’effondrement du système institutionnel, politique, administratif et sécuritaire du Mali avec le coup d’État contre le Président Amadou Toumani Touré (ATT) conduit par des sous-officiers, affectés par les humiliations subies par l’armée malienne en 2012 avec leur « repli tactique », en fait une fuite face aux groupes rebelles et djihadistes. Et particulièrement traumatisés par le massacre de prisonniers militaires désarmés à Aguel’hoc à Tessalit dans la région de Kidal et par l’incapacité  des autorités maliennes de l’époque à gérer la crise dans les régions nord du Mali avec son lot de tortures, de viols, d’amputations, d’assassinats sommaires, de profanations et de démolitions des mausolées de Tombouctou et l’installation de la charia dans les parties occupées par les groupes salafistes djihadistes.

Ensuite, sur cette quatrième crise touareg se greffe la gestion de la question libyenne par la Communauté internationale et l’opération franco-britannique  avec les conséquences de leur intervention militaire de 2011 en Libye et la mort de Mouammar Kadhafi, « Guide de la révolution » de la Jamahiriya arabe libyenne. La disparition de ce dernier a provoqué le retour au Mali de milliers de combattants touaregs maliens de la Légion islamique de Kadhafi lourdement armée pour rejoindre le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), dont l’objectif était l’indépendance de l’Azawad. De plus, la chute du régime de Kadhafi a favorisé la prolifération au Mali et dans le Sahel de dizaines de milliers d’armes alimentant ainsi de nombreuses crises et conflits armés dans la région. La Libye de Kadhafi, pays naguère stable, jouait un rôle important comme élément « stabilisateur » pour le Mali, notamment dans la gestion des communautés touaregs.

Enfin, cette quatrième crise s’inscrit dans un triple momentum inter-relié à savoir : l’existence de tensions intercommunautaires ; l’implantation et l’influence grandissante des groupes salafi-djihadistes au Mali assortie d’un développement de la criminalité transfrontalière et transnationale qui fait du pays, une des plaques tournantes du trafic de drogue vers l’Europe : le narcoterrorisme consacre l’alliance des terroristes islamistes avec les trafiquants du crime organisé.

Pour conclure ce premier point et comprendre les enjeux de la gestion de Kidal, cœur du désamour entre les deux pays, rappelons succinctement quelques faits : En 2012, les rebelles touaregs du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), alliés pour la circonstance aux principaux groupes islamistes et djihadistes (Ansar Dine, Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) et le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao)), occupaient la quasi-totalité des régions nord du pays, particulièrement les régions de Tombouctou, Gao, Kidal, Ménaka… Epoque à laquelle le MNLA annonce sa fusion avec le groupe islamiste Ansar Dine. Les deux mouvements annoncent être parvenus à un accord portant sur l’indépendance de l’Azawad dans le cadre d’un État déclaré islamique, et non plus laïc. Est alors créé le Conseil transitoire de l’État islamique de l’Azawad », selon le protocole d’accord entre le mouvement indépendantiste et le groupe islamique. Quelques jours plus tard, prenant conscience de la soumission des peuples de « l’Azawad » à la loi de la Charia, les responsables du MNLA se rétractent finalement pour proclamer de leur côté et unilatéralement, le 6 avril 2012, l’indépendance de l’État de l’Azawad, positionnant leur mouvement sur une ligne démocratique et laïque en opposition aux groupes djihadistes avec lesquels ils ont pactisé. Indépendance immédiatement rejetée par la France et la Communauté Internationale.

Le deuxième élément d’importance : les opérations spéciales militaires Serval et Barkhane.

Pour mémoire, l’opération Serval a été déclenchée au Mali par l’armée française en janvier 2013 à la demande expresse et urgente des autorités maliennes de l’époque. Cette demande d’aide militaire de la France avait été faite par le Prof. Dioncounda TRAORE, président de l’Assemblée Nationale de l’époque, devenu Président de la République du Mali par intérim, suite au coup d’État de mars 2012 perpétué par de jeunes militaires maliens, conduits par le capitaine Amadou Haya Sanogo.

Cette demande d’assistance militaire française avait pour objectif de stopper l’offensive djihadiste qui avançait vers le sud du Mali et avait pris Konna sur Bamako le 11 janvier 2013, et de permettre à l’État malien de recouvrer la souveraineté sur l’ensemble de son territoire.

Grace à l’opération Serval, les principales villes des régions du Nord (Tombouctou, Kidal, Gao, Konna) ont été libérées par les troupes françaises et maliennes. En effet, l’opération Serval a été une réussite. Elle a réussi sa mission de maintien de l’intégrité du territoire national du Mali, c’est une certitude. Toutefois, il me semble que la ville de Kidal soit au cœur de la fracture entre les autorités françaises et maliennes. En effet, Lors de son intervention, l’armée française, aidée par d’autres armées africaines, a chassé les djihadistes liés à Al-Qaida de Kidal. A la faveur de l’intervention internationale, Kidal, ville de 50 000 habitants, est restée occupée par la rébellion touareg du MNLA, avec l’accord tacite de Paris et de la communauté internationale. J’ai la conviction que c’est l’un des éléments majeurs d’incompréhension entre le Mali et la France, et particulièrement du fait de la non-possibilité, à l’époque, pour l’armée malienne de rentrer dans Kidal.

En Juillet 2014, l’opération française militaire Serval (2013-2014), unanimement qualifiée de réussite, change de nature en devenant avec l’intégration de l’opération Épervier (Tchad) l’opération Barkhane (2014-2022), forte de plus de 4.500 hommes. Cette dernière a été lancée en partenariat avec les membres du G5 du Sahel composé, à l’époque, de cinq pays de la zone sahélo-saharienne à savoir la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. L’objectif de cette opération française, appuyée par quelques pays européens, visait à lutter contre les groupes armés salafistes jihadistes au Mali et dans toute la région du grand Sahel.

Troisième élément d’importance, c’est la création, en 2013, concomitamment – à la demande des autorités maliennes de Transition de l’époque – par le Conseil de sécurité des Nations Unies (Résolution 2100), de la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA).

Cette opération des Nations Unies au Mali, dotée d’importants moyens financiers, techniques et humains, avait comme objectif principal de stabiliser la situation, et de restaurer l’autorité et la souveraineté de l’État malien sur l’ensemble de son territoire. Pour mémoire, la Mission a vu le déploiement de plus de 15 000 personnes venant de 53 pays (Casques bleus, militaires et civils), répartis sur 11 bases dans le centre et le nord du pays avec un budget très important.

Comme vous le savez la mission de la MINUSMA s’achève dans quelques jours, le 31 décembre 2023, à la demande des autorités maliennes de Transition qui dénoncent l’inefficacité de l’ONU dans la lutte contre le terrorisme et l’absence de résultats notables dans la stabilisation et le développement des régions du centre et du nord où elle intervient. Cette décision du retrait de la force onusienne survient dans un contexte politique extrêmement tendu avec les autorités du Mali qui ont opéré une diversification de leurs partenariats avec notamment un rapprochement avec la Russie et le groupe paramilitaire Wagner, au détriment des instances onusiennes et de la France.

Il convient de rappeler que la signature en juin 2015, de l’Accord pour la paix et la réconciliation au Mali issu du processus de paix d’Alger, concluait à un cessez-le-feu entre les groupes armés indépendantistes du Nord et le gouvernement malien, contre qui les premiers s’étaient rebellés en 2012. A travers cet accord, les groupes armés s’étaient engagés à renoncer à leur ambition d’indépendance et de fédéralisme et à respecter l’unité nationale et l’intégrité territoriale. Ainsi, ledit Accord avait pour principale ambition de rétablir la paix dans le pays dans le respect de son intégrité territoriale par le truchement d’une régionalisation poussée, accordant ainsi une plus grande autonomie auxdites régions ; la création d’une armée reconstituée intégrant les anciens groupes armés signataires, et des mesures de développement économique spécifiques au Nord du pays, le tout appuyé par un effort de dialogue, de justice et de réconciliation nationale.

Mais force est de constater, qu’au fil des années, la mise en œuvre de l’accord pour la Paix, a rencontré des difficultés dans sa mise en œuvre et que la non application de certaines dispositions de l’Accord d’Alger a favorisé une reprise des attaques djihadistes et une confrontation entre les différents groupes armés. Cette situation a été exacerbée par le renversement, le 18 août 2020, du président Ibrahim Boubacar Keïta par des officiers de l’armée. Ce coup d’état s’est réalisé dans un contexte de manifestations et de contestations du régime du Président IBK depuis juin 2020 menées par le Mouvement du 5 Juin – Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP) , contre la mauvaise gouvernance, contre la guerre et les irrégularités supposées lors des élections législatives de mars-avril 2020. Le 24 mai 2021, un deuxième coup d’état, appelé « coup d’état rectificatif », est perpétré contre le Président de la Transition et le Premier ministre.

En conclusion de cette première question, si l’opération Serval a été un véritable succès militaire et politique pour la France, unanimement reconnu comme tel par tous, l’opération Barkhane a un bilan plus que mitigé de l’avis de nombreux observateurs et experts mais surtout de l’avis des autorités et populations maliennes et du Sahel. Comme déjà évoquée, malgré leur présence avec les autres forces européennes et onusiennes, la situation sécuritaire au Mali s’est fortement dégradée avec une augmentation exponentielle de la violence, une crise humanitaire effrayante, une explosion du nombre de déplacés internes et une augmentation sérieuse des conflits intercommunautaires voire religieux. Et ceci malgré des réussites militaires sur le terrain avec l’élimination ou l’arrêt de nombreux chefs de guerre des groupes rebelles et djihadistes d’AQMI, du  MUJAO, l’État Islamique au Sahel, d’Ansar Eddine du JNIM et d’Al Mourabitoun. La France, me semble-t-il n’a pas su transformer son succès militaire en un succès politique. Des succès militaires avec l’élimination des chefs de bande qui, toutefois, n’ont pas pu mettre fin au développement et à la propagation du terrorisme dans la bande sahélo-saharien, allant même jusqu’à s’étendre aux pays du Golfe de Guinée (Bénin, Togo).

Aussi, je pense que les raisons causes profondes du bilan mitigé de l’opération Barkhane résident certainement dans un déficit de la prise en compte, par les autorités françaises, des facteurs historiques, sociologiques, démographique locaux à l’origine de la crise et de l’évolution sociale de la société malienne et africaine en général. En d’autres termes, je pense que l’Élysée, le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Défense ont péché par des erreurs d’analyses, d’appréciation et de communication dans un contexte géopolitique et géostratégique en pleine mutation. L’Afrique s’assume, de plus en plus, dans un monde multipolaire qui saisit les opportunités offertes par cette multipolarisation pour diversifier ses partenariats stratégiques, économiques et militaires avec une population africaine et particulièrement sa jeunesse interconnectée avec le reste du monde. Les réseaux sociaux sont devenus le nouveau terrain de la bataille informationnelle, du terrorisme numérique, et de la guerre d’influence et de désinformation auprès des populations. Dans ce contexte de Fake News, l’opération Barkhane a perdu le combat de la communication avec une opinion malienne et africaine réceptive aux discours anti-français et anticoloniaux, avec une communication active des terroristes et djihadistes et la désinformation instrumentalisée par la Russie.

Enfin pour finir, ce que vous appelez la haine envers les Français, je dirais plus que c’est une incompréhension de la politique française face aux contradictions et incohérences de ses prises de position. Ce sentiment d’incompréhension, me semble-t-il, est d’une part basée sur son approche « deux poids deux mesures » dans ses prises de position sur les différents coups d’état perpétrés sur le continent au cours de ces deux dernières années : Mali, Tchad, Burkina, Guinée et Niger, tout récemment le Gabon.

La France a ainsi conforté la perception d’une incohérence de positionnement avec, comme parti pris, l’existence de « bons coups d’État » pour le Tchad, la Guinée et le Gabon et de « mauvais coups d’État » pour le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Une appréciation fondée, pour beaucoup d’Africains et particulièrement sa jeunesse et de nombreux observateurs, sur le degré de proximité de Paris avec les auteurs desdits putschs. Les bons ou les mauvais coups d’état dépendraient des intérêts de la France sans tenir compte du développement socio-économique desdits pays et de l’amélioration des conditions des vie des populations.

D’autre part, plus spécifiquement pour le Mali, il existe une véritable incompréhension fondée sur un important hiatus entre le discours et la pratique sur le terrain dans la gestion de Kidal où il y a une suspicion de collusion entre la France et le MNLA. En effet, de nombreux Maliens ont encore à l’esprit que les casques bleus de la Minusma avaient unilatéralement établi une zone de sécurité autour de la ville de Kidal, empêchant ainsi l’armée malienne d’y prendre position. Cette opération avait suscité l’indignation du gouvernement malien et de la population malienne. Aujourd’hui encore pour beaucoup de Maliens, Kidal – enclave gérée par les indépendantistes touaregs de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA) – reste une exception au Mali, du fait du rôle ambigu de la France vis-à-vis des anciens rebelles du MNLA.


S-R-S : Vous avez dit que le soutien du gouvernement français à IBK (Ibrahim Boubacar Keïta) était également très mal passé, est-ce que vous pouvez développer cette idée ?

C-T : Les Maliens aspirent à la démocratie, à la bonne gouvernance et surtout au bien-être économique et social : sortir de la pauvreté, accéder à la santé, à l’éducation. Je pense qu’à un moment donné, la gouvernance du président IBK a été fortement remise en question, ce qui a conduit au mouvement du 5 juin 2020 puis au processus de prise du pouvoir par l’armée malienne.

En effet, dans le pays, le Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP) avec le très populaire imam Mahmoud Dicko, comme autorité morale et personnage central, fondé en le 5 juin 2020, a été l’incarnation de l’opposition et le principal acteur de la chute du président Ibrahim Boubacar Keita, démocratiquement élu en 2013, et réélu en 2018. Il convient de préciser que le « M5-RFP » , est un regroupement de partis politiques de l’opposition, de religieux et de membres de la société civile et de la diaspora qui a mobilisé des milliers de Maliens et Maliennes, durant plusieurs semaines, contre la gestion clanique et la mauvaise gouvernance du régime du président Ibrahim Boubacar Keïta, dont il a fait de sa démission une exigence. A la suite de nombreuses manifestations organisées par ce mouvement au Mali et dans le monde par sa diaspora, dont quelques-unes réprimées dans le sang, l’armée a organisé le fameux coup d’État le 18 août 2020, ouvrant la voie à une transition politico-militaire. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons encore aujourd’hui et qui s’inscrit dans la dynamique d’un processus de refondation profonde du Mali.

Or, malgré les importants mouvements de rue, les nombreuses mises en garde par les politiques et les observateurs nationaux et internationaux, la France, en favorisant l’approche du tout sécuritaire dans la lutte contre le terrorisme dans le Sahel et particulièrement au Mali via la force Barkhane, a largement soutenu le président IBK. Les diplomates français et européens, en poste à Bamako, ainsi que les hommes et femmes politiques de la majorité présidentielle de l’époque reconnaissaient en « off » qu’il était le candidat de Paris tant pour son premier que son deuxième mandat. Ils ont apporté un soutien quasi indéfectible au premier ministre de l’époque, Boubou Cissé. Paris n’a regrettablement pas vu ou compris, ou pas voulu comprendre, ce qui se jouait dans le pays. Elle a ignoré les mouvements de protestations qui se développaient à Bamako contre la mauvaise gouvernance, le népotisme, le laxisme, la corruption, la gestion familiale des affaires publiques et l’insécurité qui s’étendait sur le territoire national. La France savait tout ce qui se passait, mais elle s’est tue et a laissé faire aux yeux et à la vue de tous. Paris a privilégié la sécurité sur la gouvernance en négligeant le lien entre paix, sécurité et développement !

S-R-S : La situation malienne est-elle comparable à celle que l’on peut observer au Burkina Faso ou au Niger ? On voit que de la même façon la France s’est fait mettre dehors de ces pays-là, est-ce pour des motifs comparables ?

C-T : Je crois tout d’abord qu’il est important de rappeler que la prolifération des coups d’État dans la région sahélienne est le symptôme des nombreuses crises qui traversent les pays de la Bande. Oui, il y a des similitudes à ces trois pays.

Le premier élément commun au Mali, au Niger et au Burkina Faso réside dans est l’absence de résultats significatifs et de progrès notoires sur la problématique sécuritaire malgré les moyens techniques, militaires et financiers qui y sont consacrés. Pour ces trois pays la question du défi sécuritaire se pose avec acuité. Ils sont tous les trois affectés par l’insécurité au point que l’intégrité de leur territoire est menacée. En effet, la zone du Liptako-Gourma, épicentre de la violence, dite des trois frontières entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger, échappe totalement ou partiellement au contrôle de leur États, devenant, ainsi, un champ de bataille et un haut lieu de l’extrémisme violent, du terrorisme et des pires formes de manifestation du crime organisé que sont le narcotrafic et le narcoterrorisme dans le Sahel.

Le deuxième élément commun à ces trois pays est la question économique, sociale et politique. Ces trois pays ont une croissance démographique forte, une population rurale très jeune et une augmentation de la pauvreté. Ils sont confrontés à l’absence de résultats tangibles de leurs politiques de développement économique et social. A noter que ces dernières, à l’instar des Plans d’Ajustements structurels mises en œuvre sont souvent conçues, voire imposées par les institutions internationales et les partenaires techniques et financiers avec des conditionnalités ne prenant pas en compte le contexte socio-culturel ainsi que les solutions endogènes.

Un troisième point de similitude est la perception d’une « démocratie de façade », avec une administration publique, comme le reste de la société, gangrenée par la corruption à large échelle. Une démocratie où la gestion clanique et le clientélisme sont devenus les clefs de la réussite jusqu’au plus haut sommet de l’État. Une démocratie sous perfusion par la communauté internationale où l’appareil d’État et ses institutions sont en décalage avec le vécu, les attentes et les aspirations de leurs peuples et particulièrement celles des jeunes et des femmes. La très grande majorité de ces populations ne croient plus aux partis politiques et à la gouvernance d’État. Ils préfèrent s’orienter vers des régimes autoritaires supposés mettre fin à la corruption des États.

Peux être que les événements actuels, dans ces trois pays, doivent nous amener à avoir une réflexion générale sur les relations entre la France et l’Afrique, sans aucun parti pris et en toute franchise et avec sérénité. Il s’agirait de comprendre les raisons de la faillite du processus de démocratisation enclenché lors de la Conférence de la Baule en 1990. Celle-ci conditionnait l’aide publique au développement à l’instauration d’un processus démocratique qui se cherche encore aujourd’hui.

S-R-S : Depuis que la France a quitté ces pays, on observe que des régimes autoritaires cherchent à s’emparer de l’Afrique, selon un calendrier et des modalités spécifiques. Il s’agit de la Russie, de la Chine, de l’Arabie Saoudite et de la Turquie et peut être d’autres encore qui cherchent à gagner en influence. Est-ce que vous pensez que la France n’a définitivement plus sa place en Afrique et que cette situation est irréversible ?

C-T : La France a toujours une place à occuper en Afrique, elle est inscrite dans son histoire pour le meilleur et pour le pire. Comme le dit le président du Forum de Bamako : Abdoullah Coulibaly, il s’agit pour nous de construire des ponts et non des murs entre ces pays et la France. La France a toute sa place en matière culturelle, éducative, dans le secteur de la santé, et en matière économique. Je pense qu’il y a eu une incompréhension dès lors que depuis une dizaine d’années, toute la communication française a été concentrée sur les processus militaires représentés par les opérations Serval et Barkhane. Cette politique a mis de côté tout l’extraordinaire travail accompli par la coopération française, que ce soit dans le domaine culturel comme je le disais, éducatif, sanitaire et scientifique. Je pense que la France a péché par un excès d’arrogance, prisonnière de certitudes, ignorant les mutations à l’œuvre dans les sociétés africaines dans un contexte mondialisé.

Je pense que la position actuelle de désamour des citoyens africains et particulièrement malien à l’égard de la France n’est pas irréversible. Je crois qu’il nous faut aujourd’hui arriver à retisser justement les relations qui nous unissent depuis plus d’un siècle dans une approche revisitée d’une coopération équilibrée, respectueuse des intérêts et des aspirations de chacune des parties.

La situation n’est pas irréversible, mais c’est ensemble que nous devons travailler à déconstruire ce qui est annoncé comme inéluctable, c’est à dire la séparation définitive de l’Afrique et de la France. Cette perspective est en effet à exclure puisque qu’effectivement de nombreux Africains vivent en France, notamment de nombreux Franco-Maliens comme moi et comme des dizaines de milliers d’autres. Donc on ne peut pas déconstruire par ces accidents de l’histoire une relation qui a engendré des générations de binationaux.

Je crois que nous devons mettre la « fameuse arrogance française » – que nous observons depuis plusieurs décennies sur le continent et exacerbé depuis quelques mois – de côté et revenir à une logique de dialogue autour du concept de co-développement comme cela avait été prôné il y a quelques années par les autorités françaises et les autorités africaines. Elles ont adhéré à cette idée de co-développement, fondement d’un nouveau partenariat, avec une Afrique mondialisée. Il doit reposer sur des valeurs de justice sociale et de sécurité humaine, sur une approche « gagnant-gagnant » et respectueuse des intérêts de chacun pour le progrès social dans son pays.

Propos recueillis par Sabine Renault-Sablonière
pour la Société Internationale pour les Droits de l’Homme.