ActuPresse Com interviewe Marie Holzman pour la Société Internationale pour les Droits de l’Homme.

[ Interview Marie Holzman ] Blog Sidh-France
Sabine Renault-Sablonière

Lors de sa conférence à la SIDH le 25 janvier dernier, la sinologue Marie Holzman a partagé son analyse sur le pouvoir chinois, sa gestion du Covid, Xi Jinping, les soubresauts démocratiques du pays, la dissidence et le « crédit social »…

SIDH : Marie Holzman, vous êtes sinologue. Vous observez la Chine depuis des décennies à travers le prisme des droits de l’homme, de l’évolution du mouvement démocratique et de la dissidence. Pouvez -vous nous dire pourquoi, tout à coup, au moment de la crise du Covid, la Chine s’est ouverte après avoir été fermée pendant plusieurs années ?

Marie Holzman : A mon avis, il y a plusieurs éléments. Le premier élément à prendre en considération, est que l’épidémie du Covid qui, disons, grondait un peu en Chine depuis déjà les mois de juillet et août 2022, a commencé à s’emballer. Au cours du mois d’octobre et novembre, il y a eu le début de cette espèce de tsunami de Covid qui s’est abattu sur la Chine jusqu’à ce mois de janvier. Les autorités se sont rendu compte qu’elles ne pouvaient plus du tout contrôler. Elles ont donc lâché la politique du « zéro-Covid » et du confinement, parce que ce n’était plus possible, étant donné que le virus était en train d’envahir toutes les provinces les unes après les autres. Il fallait se rendre à l’évidence.

Là où le comportement du gouvernement a été très choquant, autant pour la société que pour les observateurs à travers le monde, c’est qu’il n’a pris aucune mesure de précautions préalables. Il n’a pas informé la société : il n’a pas approvisionné les pharmacies en paracétamol et autres remèdes appropriés. Les hôpitaux n’étaient pas, non plus, prêts à accueillir une vague soudaine de malades.

C’est la raison pour laquelle le pouvoir s’est montré défaillant. Cela fut aussi une prise de conscience pour toute la société qui s’est sentie lâchée d’un coup et qui ne comprenait pas. « Pourquoi est-on confiné pendant trois ans ? Pourquoi lâche-t-on tout – d’un coup ? Et pourquoi tout le monde tombe-t-il malade ? »

Mon estimation sur le nombre de morts ? Juste après ce relâchement des contraintes, concernant Pékin, d’après le calcul du nombre de crématoriums, de personnes qui attendaient pour les incinérations etc, on l’estime, à peu près, à 4 200 morts du Covid, chaque jour. Or, la liste des gens qui faisaient la queue pour entrer dans les incinérateurs était de plus d’un mois. C’est-à-dire que, même si la vague s’arrêtait, il y avait encore 4 200 morts à incinérer par jour. Nous avons réalisé une petite projection qui nous amène à penser qu’en admettant que la vague était aussi violente partout, ce qui n’est pas évidemment pas sûr du tout, mais possible, on serait plutôt à 2 millions de morts en l’espace de six ou huit semaines. Quand le pouvoir estime qu’il y a eu 60 000 morts du Covid, c’est une estimation qui est totalement invraisemblable.

SIDH : Depuis le début des manifestations contre le pouvoir chinois, débuts marqués par les massacres de la place Tiananmen en 1989, où on notait une revendication des manifestants de dialogue avec le pouvoir, jusqu’aux dernières manifestations de l’an dernier, où la foule demandait la démission du président Xi Jinping, comment voyez-vous l’évolution du mouvement démocratique ?

Marie Holzman : Évoquer le mouvement démocratique en Chine, est assez difficile parce que c’est quelque chose d’un peu insaisissable. Évidemment, c’est absolument interdit. Donc si vous êtes repéré comme faisant partie du mouvement démocratique, vous êtes mis en prison. Il y a eu un soulèvement énorme en 1989, où des millions de Chinois sont descendus dans la rue partout, parce qu’ils avaient goûté à une nouvelle vie.
Ils avaient commencé à lire des livres qui étaient traduits de l’Occident. Ils ont découvert, en particulier, parmi les Français, Michel Foucault, qui a eu une énorme influence chez tous les universitaires. Ils ont tous lu Michel Foucault. Ils sont tous fanatiques de ce philosophe. Et pas seulement de lui. Bien sûr, il y a eu Jacques Derrida et tous les théoriciens américains. Et puis, par la suite, il y a eu la biographie de Bill Gates. Enfin, ils ont lu, soudainement, toutes sortes de choses sur le monde occidental. Cela les a beaucoup enthousiasmés, éveillés et fait progresser. 

Et cela fait qu’en 1989, au moment même où Gorbatchev parlait de glasnost et de perestroïka, les Chinois ont voulu, eux aussi, la transparence, la liberté de pensée… Et donc, ils ont demandé aux dirigeants chinois d’engager le dialogue avec eux sur l’avenir de la Chine. Ils ont voulu être participants. 

On comptait parmi eux des étudiants issus des universités les plus prestigieuses de Chine, Beida, Xi Hong… Et ils ont pensé qu’il était assez naturel qu’on leur donne la parole et qu’ils puissent engager le dialogue avec des êtres humains. Ils ne voyaient pas les dirigeants du Parti communiste chinois comme des êtres suprêmes. Alors que ses membres, tout en haut du Parti communiste chinois, sont totalement intouchables. Ils vivent dans leur tour d’ivoire. Ils sont dans leurs voitures de luxe. Le peuple ne s’approche jamais d’eux. Il n’y a eu que ces moments tout à fait exceptionnels en 1989 où, finalement, Li Peng, alors Premier ministre, accepta d’engager le dialogue avec quelques jeunes. Cela a été filmé. C’est un document absolument mémorable dans lequel on voit ce dialogue qui se passe très mal. Rapidement, Deng Xiaoping commence à préparer la riposte. Et il sait que les soldats de Pékin ne vont pas tirer sur les jeunes. Donc il met du temps à réagir. Il fait venir essentiellement des soldats de Mongolie car ces soldats-là ne connaissent pas les Pékinois. Les Pékinois ne connaissent pas ces soldats non plus, ils parlent des dialectes différents… Et on a dit aux soldats de Mongolie qu’il s’agissait de dangereux terroristes. On a dit à ces soldats qu’ils devaient stopper ces personnes qui allaient mettre le feu à Zhao Ziyang. J’ajoute que ces soldats étaient très ignorants. Le pouvoir leur a fait croire, par exemple, que les opposants disposaient de lasers très dangereux. Alors qu’il ne s’agissait que des flashs de leurs téléphones mobiles… On les a assommés de mensonges. On les a lancés dans la tuerie. Cela explique beaucoup de choses…

Par la suite, la population a compris le message. Il n’était plus question de revendiquer quoi que ce soit. Jusqu’au mois de novembre dernier, il n’y a pas eu de manifestation de type politique. On a certes vu énormément de soulèvements ou de protestations, mais ils étaient toujours localisés et ciblés. Par exemple, pour s’opposer à l’implantation d’une usine polluante ou d’une décharge, parfois, le pouvoir recule face aux manifestants. C’est moins vrai dans les campagnes. Dans ce cas-là, la police armée arrive. Elle réprime tout et fiche les leaders. 

On a vu beaucoup de mouvements très intéressants et très structurés… Notamment, un mouvement dans le sud de la Chine, à Tai Sui Shun. C’était extraordinaire. La rébellion a duré plus de 40 jours. Le pouvoir est intervenu dans l’élection du maire pour l’empêcher d’être élu et le remplacer. Tout le village s’est rebellé. La ville a été encerclée pendant plus d’un mois. Le pouvoir a essayé d’affamer la ville. Ce fut un vrai siège médiéval. On a beaucoup écrit là-dessus. Mais ce n’était pas une rébellion contre le système. C’était une rébellion locale, sur un élément local. 

Après l’incendie d’Urumqi, (ces morts coincés derrière des portes verrouillées en raison du confinement) les manifestations de novembre se sont répandues comme une traînée de poudre. La population n’en pouvait plus de trois ans de confinement. Confinement qui a perturbé toutes les activités sociales, commerciales et même les déplacements. Songez, par exemple, que les enfants entre 3 et 6 ans avaient l’interdiction d’aller dans les garderies. Les parents étaient obligés de les garder – tout en étant en télétravail… Les gens sont devenus fous. Alors bien sûr, ce n’était pas un confinement permanent. Mais toutes les semaines, vous ne saviez jamais si la semaine d’après vous ne seriez pas à nouveau confiné. De nombreux témoignages d’expatriés nous disent que plus jamais la Chine ne risquerait une telle situation parce que c’était invivable.

SIDH : Le totalitarisme chinois a-t-il un avenir ou est-ce un système finissant selon vous ?

M. H. : Le système chinois est un totalitarisme, en ce sens qu’il n’y a aucune espace pour un mouvement d’opposition. Vous avez parlé du mouvement démocratique, Il n’y a pas de mouvement démocratique. Il y a des personnes qui désirent la démocratie dans leur cœur. Mais si un dissident poste un tweet ou je ne sais pas quoi sur Internet : le message est effacé au bout de 2 minutes – voire une heure. Jamais plus. Ainsi, la communication, l’organisation, la structuration sont devenues totalement impossibles depuis 2015. 

Jusqu’à 2015, il y avait des espaces où les avocats pouvaient discuter entre eux, ceux qui défendaient les droits civiques des victimes, des premières victimes du totalitarisme. Mais depuis 2015, c’est fini. Ces avocats, soit ont été en prison, soit ils se cachent, parce qu’ils risquent d’être arrêtés ou expulsés, ou Dieu sait quoi. 

Après ces trois ans de confinement qui ont rendu les Chinois complètement dingues lorsqu’ils ont découvert en regardant les matchs de la Coupe de au Qatar que le reste du monde vivait normalement sans masque, ils ont compris qu’on s’était moqué d’eux. Et ils en veulent terriblement à leur pouvoir d’avoir gâché ces trois ans. 

J’ai vu un mini documentaire sur une jeune femme qui sort du Covid. Son mari lui dit « Voilà, c’est le Nouvel An ». Et on voit la bouche de la femme qui commence à trembler et dire « Ce ne sera plus jamais pareil. Ma grand-mère qui vient de mourir ». 

On sent surtout ce régime totalitaire finissant en observant ce qui se déroule au Xinjiang. C’est un symptôme, parce que c’est un totalitarisme qui a viré au fascisme. En effet, lorsqu’on désigne toute une ethnie comme des terroristes, au lieu de dire qu’il y a des terroristes parmi cette population de 12 millions de personnes : on peut parler de fascisme. On sait qu’au moins 2 millions de Ouïgours sont passés par des camps de « lavage de cerveau », et pour des durées plus ou moins longues. Certains passent du camp à la prison. À ce moment-là, ils peuvent être punis de 5, 10, 15 ans de condamnation. Personnellement, je défends Ilham Tohti qui était un économiste, et qui souhaitait le dialogue entre les Hans et les Ouïgours. Il a été condamné à vie. Il ne sortira plus, théoriquement, sauf si le régime s’effondre. 

C’est un totalitarisme finissant. Quand un régime va jusque-là, un moment viendra où la population ne le supportera plus. À ce moment-là, le pouvoir ne peut que s’écrouler parce qu’il n’a plus le soutien de la population. Alors vous pouvez me dire que je suis optimiste et je répondrai : « Je veux être optimiste, Je veux croire, mais je n’affirme pas ».

Propos recueillis par Sabine Renault-Sablonière