Le Mage du Kremlin,
de Giuliano Da Empoli

[ Compte rendu ] Blog des amis d’Histoire & Liberté
Sabine Renault-Sablonière

La littérature peut être, parfois, un meilleur vecteur pour comprendre un contexte politique ou géopolitique qu’un essai historique.

C’est le cas du roman de Giuliano Da Empoli : Le Mage du Kremlin.

Le narrateur se passionne pour Evgueni Zamiatine, l’auteur de Nous. Celui qui avait compris que l’idéologie de Staline ne pouvait conduire à autre chose qu’au camp de concentration.

Il commence, autour de cet écrivain, une étrange conversation sur les réseaux sociaux avec un certain Nicolas Brandeis. Interlocuteur énigmatique qui n’écrit pas plus d’une phrase toutes les deux semaines.

Un jour, ils prennent rendez-vous. Le narrateur découvre que derrière Nicolas Brandeis se dissimule Vadim Baranov. D’abord metteur en scène, puis producteur d’émissions de télé-réalité, celui-ci devient, par le truchement de Boris Berezovsky, le spin doctor de Vladimir Poutine. Après deux décennies passées au plus proche du pouvoir, il vient de rendre son tablier pour se réfugier dans un cocon familial où seule sa fille revêt une importance.

Baranov se livre à un récit passionnant. Après la tragédie des années 90, lorsque la Russie se transforme en un immense supermarché, « la métropole des portables qui sonnaient pendant les représentations du Bolchoï et des fusils automatiques qui servaient à régler les comptes entre mafieux … » les Russes ne savent plus où est leur patrie. Poutine, lorsqu’il devient le nouveau maître du Kremlin, leur donne l’espoir qu’ils vont la retrouver. Ils reconnaissent  en lui un chef quand il a su laver l’affront de Bill Clinton qui s’était esclaffé devant les bévues de Boris Eltsine, lors de la signature d’un traité bilatéral. Ou encore après l’attentat terroriste de Moscou. Le « Tsar », comme l’appelle Baranov,  affirme alors à un journaliste qui l’interroge sur sa possible réplique : « Nous frapperons les terroristes où qu’ils se trouvent. S’ils sont dans un aéroport, nous frapperons l’aéroport, et s’ils sont aux chiottes, nous irons les tuer jusque dans les cabinets … ».

Nous découvrons le monde des oligarques maintenus en grâce tant qu’ils n’expriment pas la moindre opinion. Oligarque, ce terme étrange que l’on ne retrouve d’ailleurs qu’en Russie et qui les cantonne à leur sphère d’activité. Mikhail Khodorkovski ou Boris Berezovsky, pour ne citer qu’eux, en ont fait les frais. On n’imaginerait pas de voir un Murdoch ou un Bill Gates, menottés. 

Vadim Baranov nous révèle la volonté sans faille de Poutine. Rien ne peut le faire reculer. Preuve en est, le jour où il décide de passer le Nouvel An à Goudermes, en Tchétchénie et que les intempéries l’empêchent d’atterrir. Retourné à l’aéroport de décollage, il organise un convoi en jeep et retrouve ses soldats, somnolents et éberlués, en temps et en heure. Et son aptitude à comprendre et à jouer sur les faiblesses de ses homologues : mettre Angela Merkel en présence de son Labrador, alors qu’elle a une peur panique des chiens ou rappeler à Nicolas Sarkozy qu’il préside une petite France, face à une immense Russie lui apportent visiblement une certaine jouissance.

On comprend, qu’à nouveau, la Russie se cherche, perdue entre sa civilisation et la nôtre. Des personnages comme Limonov ou Zaldostanov, en rassemblant tous les égarés, tous ceux en quête de symboles qui incarnent la grandeur russe, éloignent la Russie de l’Occident et leur rappellent que la Russie et l’Ukraine sont une seule et même nation, que la Rus’ est leur source commune.

Et Poutine montre au monde, par sa politique et ses grands événements, comme les Jeux olympiques de Sotchi, que la Russie renaît de ses cendres avec son identité et le sentiment affirmé qu’elle a une vocation dans ce monde : celle de le remettre sur le droit chemin. Vague souvenir d’une Moscou, troisième Rome.

Giulano Da Empoli met en scène ce climat autour du « Tsar » où chacun apprend les règles du jeu, à dire les mots qu’il faut, à se conformer pour ne pas tomber dans un désamour qui lui serait fatal. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à Vadim Baranov, son personnage le jour où, devenu transparent, aux yeux de Poutine, il s’est lui-même, éloigné du premier cercle auquel il est finalement toujours resté étranger.

Sa marginalité lui permet de prendre le recul nécessaire pour analyser la déviance autoritaire du régime de Poutine et de constater que le monde avec la puissance de ses ordinateurs confère aux algorithmes la place que l’humanité avait, en d’autre temps, accordé à Dieu.

Sabine Renault-Sablonière

Histoire & Liberté

Le Mage du Kremlin, de Giuliano Da Empoli – collection Blanche Gallimard