PI – note de lecture : “L’Égalité, un fantasme français” de Michel de Rosen

Sabine Renault Sablonière revient dans une note de lecture pour la Revue “Politique Internationale” n°170, sur l’essai de Michel de Rosen, publié aux éditions Tallandier.

Il peut paraître étrange d’évoquer un concept purement français dans une revue de politique internationale. Mais les bouleversements qui affectent notre monde — poussée migratoire, menace climatique, révolution de l’intelligence artificielle… — nous contraignent à sortir du cadre hexagonal.

L’égalité fait partie de l’ADN français au même titre que Victor Hugo, La Fontaine, Napoléon, ou de Gaulle. C’est, chez nous, une passion dont la Révolution de 1789 a fait son principal cheval de bataille. Elle continue, depuis ce temps, à occuper le débat politique et intellectuel, aussi bien à droite qu’à gauche. Saint-Simon, Proudhon, les Lumières… C’est à celui qui trouvera le meilleur système, le meilleur concept — social-démocratie, économie sociale de marché, social-libéralisme, néo-libéralisme, revenu universel… — pour enfin atteindre le Graal.

Michel de Rosen s’interroge sur les raisons de cet amour démesuré qui a fait de notre pays le seul à avoir inscrit dans sa devise nationale le mot « Égalité ». Passé par HEC et l’ENA, il a commencé sa carrière au service de l’État puis a « pantouflé » dans l’entreprise aux États-Unis et en France, où il a dirigé plusieurs grands groupes. C’est sans doute ce va-et-vient entre les deux rives de l’Atlantique qui lui a permis d’appréhender les singularités françaises avec autant d’acuité.

Son livre est émaillé de statistiques et de références : entre 1990 et 2010, le nombre de pauvres dans le monde aurait diminué de 700 millions, et la France serait l’un des territoires les plus égalitaires de la planète. Grâce à un modèle particulièrement généreux, les Français, qui ne représentent que 1 % de la population du globe et 3,5 % de la production totale, recevraient 15 % des transferts mondiaux. « Dénoncer l’augmentation des inégalités en France quand elles sont restées stables est, au mieux, un signe de méconnaissance des faits, au pire une preuve de mauvaise foi. Sous-estimer et minorer la réduction des inégalités dans le reste de la population mondiale est une forme d’aveuglement, égoïste et nombriliste », affirme Michel de Rosen.

Or les Français feignent de l’ignorer ou n’en sont pas conscients et, réclament toujours plus d’égalité. L’auteur démontre qu’en surestimant les écarts entre les plus riches et les plus pauvres, ils agissent contre leurs intérêts et entraînent l’exécutif dans un dérapage des dépenses publiques qui a un effet négatif sur la croissance et, donc, sur la redistribution.

Malheureusement, dit-il, « le système médiatique se montre inefficace pour corriger cette perception, car sa crédibilité dans l’opinion est aussi minime que celle des autres institutions chargées de mesurer les faits. Et sa peur de paraître protéger le statu quo, ou de défendre le “système”, l’amène à surreprésenter les opinions émises par les protestataires. »

La France, néanmoins, n’est pas une île. La mondialisation est passée par là. Si elle a sorti, de la pauvreté, en vingt ans, des centaines de millions d’individus, elle a désavantagé, ces dernières années, les classes moyennes des pays développés : salariés, artisans, commerçants, qui, eux, sont soumis à des restructurations et des réorganisations souvent préjudiciables à leur niveau de vie. À l’évidence, la réduction des inégalités à l’échelle globale s’opère au détriment de certains.

Pour Michel de Rosen, se réconcilier avec le concept d’inégalité est une question aussi bien philosophique qu’économique. Il nous rappelle que la civilisation gréco-romaine a toujours considéré l’inégalité et l’injustice comme un état fondamental de la vie, au même titre qu’il existe des frontières entre les hommes et les dieux, les hommes libres et les esclaves, les Grecs et les barbares.

Citant Hayek (« Il y a toutes les différences du monde entre traiter les gens de manière égale et tenter de les rendre égaux »), il nous livre son credo : traiter les gens de manière égale est la condition d’une société libre alors que tenter de les rendre égaux n’est qu’une nouvelle forme de servitude. Et de donner quelques pistes pour promouvoir l’égalité des chances, la mobilité, la fin de l’entre-soi ; en un mot, une redistribution raisonnable qui n’engendrera pas des citoyens passifs, mais sera source d’emplois et de dignité.

Premier constat : la mobilité sociale est plus faible en France qu’ailleurs. Il y faut, comme en Allemagne, au moins six générations pour passer d’un bas revenu à un revenu moyen. Deux à quatre suffisent dans les pays nordiques et scandinaves, cinq au Royaume-Uni et aux États-Unis, et quatre pour la moyenne des pays de l’OCDE.

Autre exemple : le statut de cadre, qui renvoie ceux qui n’en bénéficient pas dans une vaste nébuleuse de non-existence, ou celui de fonctionnaire, entouré de protections à vie héritées de l’Ancien Régime, sont autant d’insultes à l’égalité.

Ce n’est pas tout : le système universitaire étatique et la crainte de la sélection ont affaibli le niveau des étudiants et favorisé les grandes écoles réservées à une élite. Quant à l’égalitarisme territorial, qui s’impose au mépris des disparités en termes de pouvoir d’achat, il ne développe ni l’intelligence collective ni l’émulation entre collectivités. Le pouvoir central devrait enfin comprendre qu’il ne peut pas s’occuper de tout.

Le tabou égalitaire est une entrave à la bonne gestion de la chose publique, affirme Michel de Rosen, qui n’hésite pas à briser un tabou : selon lui, les statistiques ethniques permettraient de mieux adapter les politiques publiques à la réalité, notamment en matière d’enseignement et de formation des jeunes et des adultes.

La crise sanitaire lui fournit une autre occasion de déplorer les choix du gouvernement qui privilégie, là encore, une égalité de façade plutôt qu’une égalité réelle. S’il avait été aux commandes, il aurait recommandé aux actifs d’aller travailler et aux plus âgés de rester chez eux pour faire obstacle au virus.

En conclusion, l’auteur fait son mea culpa et celui de sa génération : « Si les hauts fonctionnaires que nous étions ont raté quelque chose, ce n’est pas la privatisation de l’État, c’est l’allègement et la simplification des comptes publics et leur équilibrage “raisonnable”, dont nous avions la charge. » Il fallait prendre le taureau par les cornes et mieux expliquer ce qu’il fallait faire, ajoute-t-il. Emmanuel Macron, avec ses réformes des retraites et de l’assurance chômage allait emprunter cette voie ; les circonstances l’en ont empêché.

« La France et les Français, concède-t-il, gèrent mieux les défaites que les victoires. » Ils ont su rebondir après la débâcle de 1871 et l’effondrement de l’occupation nazie. Mais se sont endormis après la victoire de 1918… avec les conséquences que l’on sait.

Et Michel de Rosen de terminer son ouvrage par ces mots : « Un jour, la mort nous emmène : d’ici là, tant qu’on a du jus, il faut être sur le pont. » On ne saurait mieux dire.

Fondée et dirigée par Patrick Wajsman, “Politique Internationale” est une revue francophone très influente consacrée aux questions internationales dans laquelle s’expriment les Chefs d’État et de gouvernement, les leaders politiques et les experts de renom.
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